C’est peut-être et d’abord, à un moment donné, une rencontre et une histoire de passeurs d’écriture attentifs et bienveillants : Lionel Bourg et Daniel Damart à St Etienne dans la Loire. Eve Guerra a su toquer au bon endroit pour trouver le moyen de nous raconter un peu de son parcours et beaucoup de son univers mental bien servi par son écriture vigoureuse et pudique. On la quitte enfant heureuse et choyée, on la croise adolescente sous influence, on la retrouve femme écrivain, entre temps du sang de guerre a coulé et l’asile lui a été accordé, sans les séquelles habituelles immédiates du déracinement. Elle a gardé la langue des colonisateurs, le français et la foi latiniste des missionnaires . J’ai cru comprendre qu’elle était métisse de là-bas et nostalgique des années d’enfance sans guerre entre père et mère au Congo, dans une ville portuaire où on voit, sans savoir que c’est compliqué, la ligne de fuite de l’horizon largement ouvert.
Entendre pour la première fois sa voix l’autre soir à la F.E.R.M.E du Vinatier en présence de son éditeur du Réalgar dans le cadre du Festival Parole Ambulante organisé par l’Espace Pandora, puis lire son livre : Corps profonds, à la veillée, en solitaire, m’ont convaincue qu’il fallait partager et sans délai, mon enthousiasme. Je tente de l’exprimer sans modération et de la remercier pour sa qualité de présence et son talent d’écriture(s) . Je l’écris au pluriel car elle alterne prose et poésie avec agilité. Bien qu’ayant déjà publié, elle se voit débutante et s’excuse en public de mettre en partage certains textes qu’elle estime « plombants », elle ne veut pas nous attrister et elle évoque les choses difficiles avec un visage rieur et dubitatif . « Vous voulez vraiment que je sois là avec ma noirceur? » Sa sincérité est allée droit aux cœurs.
Elle a des choses à nous dire et voudrait que ça se passe bien pour nous. C’est une attitude qui ne recèle aucune fausse modestie. Elle ne sait pas encore qu’elle n’est qu’au tout début de l’aventure et qu’elle va nager en eaux profondes avec des apnées fréquentes dans le marigot océanique des auteur.e.s adoubé.e.s par les circonstances favorables du jour. Pour autant, viser la lune n’est pas incongru ni présomptueux. Le mieux est de ne pas vouloir quoi que ce soit, autre que l’estime de soi dans le regard des autres et d’éviter de faire marche arrière. Le premier pas dans la lecture publique est fait. Le plus dur est devant. « Je ne suis plus celle qui est dans ce livre » nous dit-elle, et on la croit. On va la suivre, attendre son premier roman. On est là !
Marie-Thérèse PEYRIN
11.11.23
Écoutons de quoi ça nous parle :
EXTRAITS (deux textes juxtaposés) L’art du contraste...
VERSION AUDIO Téléchargement Eve Guerra
Jour de grand soleil. On plie le linge à quatre mains,
faisant voler les fleurs du vieux drap -le drap recouvre son
sourire – on joint les deux bouts, on recommence : le blanc
dévoile toutes les hypothèses – blanc du soleil au zénith,
blanc à l’ombre des arbres ; blanc épique (soutenant les
fleurs éteintes), blanc souterrain, relief, blanc au pied des
colonnes géométriques (innombrables), le blanc entre ses
mains : sa mère jette les draps et l’odeur du savon. Rivalité
des nuages quand le drap se tend, léger et rond : le vent
vient d’en bas, il traverse son corps et lui gonfle le ventre...
On empile tout sur un tabouret bas.
C’est la grande lessive. Les vêtements prennent le soleil ;
bientôt, ce sera leur tour et on les pliera : les pantalons pas
comme les tee-shirts, les robes, etc., le tissu partagé à égale
distance. On devient une femme comme ça, lui dit sa mère,
« en apprenant à plier le linge ». Plus que la rigueur des
formes, du tissu, c’est la déclinaison des couleurs qui lui
impose la discipline – le rouge et le bleu des robes, le noir
des pulls, noir palu ou fièvre ( on ne les porte que dans cet
état) : la fillette imprime les couleurs pour « Faire mémoire »
tant que les corps aimés existent.
p.14
*
C’est une odeur de mort et de sel, ses cheveux qui glissent
dans la camionnette, elle porte mon corps – le sel sur le
vent - , jette les bras, bloque les portières :
avec la poussière des sièges, l’odeur fuyait comme
nous dans la ville et le quartier tombés des jours dans la nuit,
l’odeur du sel et la ville,
le son métallique des mitraillettes cognant les murs faisait
disparaître le monde
l’odeur s’imprimant dans celle du sang, maman et ses bras
si longs autour de mon cou combattait la nuit.
C’était l’odeur du sel venue du port, brusquement,
Pointe -Noire où elle est superposée à celle des morts, sang
coagulé sur la peau, la ville bloquée
check-point au sortir de chaque quartier
- Présentez les cartes d’identité, présentez les passeports
L’odeur du sang comme les cadavres entassés au bout de la
ruelle où nous jouions, autrefois, de tous nos corps réunis, la
corde à sauter balayant le sable rouge, se levant jusqu’au-
dessus de nos bras.
et le sel avec le ciel est tombé dans la nuit
Je me souviens de l’odeur du sel, Pointe-Noire la ville
Maritime où on puise le pétrole qui vendra la nation,
mais surtout de l’odeur du sel, comme de ce qui reste en
partage avec l’effondrement,
une odeur du sel au milieu des cadavres avec des phares
blancs perçant la nuit, je me souviens de l’odeur du sel
comme de ses tresses sur mon visage : l’odeur du sel est
tombée sur ma peau, m’offrant la mémoire de tous les morts
et l’odeur du sel est revenue ce matin, effondrant le monde,
encore
Quand la guerre civile a éclaté, nous jouions les deux mains
posées dans le ciel. Je crois que c’étaient tous les jours après
le bruit de la terre, les mains explosant dans les murs, ou
c’était que
les murs explosaient d’eux-mêmes
avec nos mains ensemble
je tape mes mains sur tes mains
comme mon corps
Et Dieu qui nous regarde n’ignore pas qui mourra bientôt
Je me souviens de la terre comme d’un sacrifice
le ciel de tout notre sang baigné
je me souviens de la terre comme le visage de tous ces corps
qui tombent
les cadavres à traîner sous nos mains
Et Dieu qui ne pleurera jamais le sang de notre terre.
Je me souviens de la colère.
On jouait les deux mains dirigées vers le ciel
quand la terre a éclaté
n’était même plus le visage de ce que l’on peut croire
comme espérance
Et je crois que le ciel est tombé
ou bien c’était que la guerre a bombardé le monde
Et la famille est morte
comme Dieu
Page 15 à 17
Eve GUERRA prépare un roman intitulé RAPATRIEMENT à paraître chez GRASSET
Eve Guerra a 34 ans. Elle grandit au Congo Brazzaville qu’elle fuit pendant la guerre civile. Elle est aujourd’hui enseignante de latin, de grec ancien et de français, chroniqueuse pour Lire et auteure d'un premier recueil de poésie Corps profonds.